Pour les « ennemis de la valeur »

Pour faire sens, l’idée de valeur requiert l’établissement d’un périmètre, à la fois sémiotique et politique, permettant de désigner un espace vertueux au sein duquel cette chose appelée valeur serait créée et entretenue, espace séparé d’une périphérie qui le menacerait : menace de dilapidation, diminution, extinction, ou destruction de la valeur. L’enquête de Giacomo Todeschini sur les « ennemis de la valeur », c’est-à-dire sur la généalogie morale des catégories de la bonne conduite économique, apporte une contribution déterminante à l’élucidation de ce régime de signification.[1] Mais elle appelle aussi un questionnement actuel, en un temps où le sens de la bonne conduite économique est entièrement, ou presque, contrôlé par une certaine imagination financière : celle du « retour sur investissement » et de la « création de valeur ».[2] Quels sont aujourd’hui les « ennemis de la valeur », les équivalents de ces bêtes, plaies et infections (par exemple les pauvres, les femmes, les juifs) qui menaçaient la santé du « corps économique » au temps de la formation du langage médiéval de la valeur ? En voici quelques-uns, puisés dans les imaginaires de la finance contemporaine à plusieurs niveaux de la hiérarchie sociale.[3]

En commençant par le plus bas : s’il existe bien un lieu où opèrent efficacement les métaphores d’un domaine vertueux de la valeur autour duquel il faudrait élever des remparts pour ainsi le protéger d’une menace de déprédation, c’est celui de la « crise migratoire », phénomène dont le nom courant met déjà en évidence le syndrome sémiotique dont il est question ici. Penser la menace migratoire avec la terminologie de l’économie (les migrants comme un « passif », comme un « coût » supplémentaire que devrait supporter une déjà fragile « économie nationale ») contribue certainement à un endossement d’une vielle rhétorique de la valeur : celle du pauvre, de l’étranger, et surtout de l’étranger pauvre comme une infiltration dangereuse au sein de l’espace de la richesse. Mais cette rhétorique apparait encore plus efficacement dans son double vertueux : celle des migrants comme « richesse », comme « valeur ajoutée », voire comme « actif » au sens comptable du terme, c’est-à-dire comme « capital » à cultiver. Dans une campagne initiée en novembre 2014, la Cimade (un organisme de soutien en France aux personnes migrantes, réfugiées, demandeuses d’asile ou étrangères en situation irrégulière) s’empare ainsi, par exemple, de la notion de « valeur ajoutée » pour combattre l’idée selon laquelle l’immigration représenterait un problème et une menace.[4] Sans pousser pour autant l’argument économique d’une « immigration choisie » (c’est-à-dire, basée sur un tri effectif entre « asset » et « liability ») cet usage bienveillant de la métaphore du capital témoigne bien de l’emprise d’une cosmologie financière dans laquelle l’acceptation ou la répudiation des personnes relèverait d’un principe d’investissement et de « création de valeur ».

D’autres « ennemis de la valeur », bien signalés dans les débats actuels sur la nécessaire prévoyance économique face à ce qu’il est souvent convenu d’appeler un futur incertain, sont les brutes incapables de penser, par ignorance ou frivolité, l’argent de manière responsable. C’est l’importance croissante de la « financial literacy » qui donne le ton. Divers programmes pédagogiques, destinés aux adultes aussi bien qu’aux enfants, visent en effet à transformer ces ennemis en amis. Il faut pour cela qu’ils finissent par comprendre la centralité de l’acte de responsabilité économique par excellente : non plus l’« épargne », mais l’« investissement ». La clé qui ouvre la voie de cette compréhension est la réalisation du fait que l’argent appelle l’argent. Mais il le fait uniquement quand on consent à une certaine forme de « sacrifice » bien plus maligne que celle qui consiste à en mettre de côté pour l’avenir : le placer, l’investir, en délégant à l’industrie financière le soin de l’insérer dans les circuits de la rentabilisation. En France, L’Institut pour l’éducation financière du public (IEFP), une association d’intérêt général soutenue par les autorités bancaires et l’industrie financière, veille à cette prise de conscience. « Préparer sa retraite » apparait comme un chantier particulièrement marquant, justifié par le fait qu’une viabilité de la vie au-delà du travail rémunéré passe aujourd’hui par une responsabilisation individuelle et une culture de la valeur.[5] On pourra noter parmi les éléments d’une telle culture, par exemple, le recours à l’« investissement locatif » : obtenir un crédit pour acheter un appartement, le mettre en location et rembourser le crédit avec l’argent du locataire, pour s’assurer ainsi un « futur » grâce, du coup, à cet ignorant utile qui n’a pas encore compris qu’être locataire était une forme irresponsable de dilapidation.

Mais il n’y a pas que le « pauvre » qui peut venir nourrir la position rhétorique d’un ennemi de la valeur. Le « riche » le fait très bien aussi. Mais il faut alors que ce riche soit un riche typiquement non méritant, un riche dont la fortune est produite par son maniement de l’art funeste de la spéculation. Ce concept, « spéculation », est souvent assimilé à celui de « finance », mais souvent aussi, paradoxalement, opposé à d’autres concepts parfaitement alignés sur une vision financière des choses : « investissement », « financement de l’économie », « banque de crédit ».  Il acquiert en effet d’avantage de sens, dans le discours critique aussi bien que dans la langue vernaculaire de l’analyse financière, quand il est rapproché de celui d’une « finance mauvaise », négation d’une véritable « création de valeur », et opposé à celui d’une « bonne finance », capable de prendre en compte la « valeur fondamentale » des choses, c’est-à-dire, surtout, le « futur ». C’est ainsi qu’un certain nombre d’économistes (et, partant, de professionnels de la finance) appellent de leur vœux une séparation entre « banques de crédit » et « banques de marché » , c’est-à-dire, en gros, entre « investissement » et « spéculation », entre « bonne finance » et « mauvaise finance » (entre les amis et les ennemis de la vraie valeur), pour éviter notamment que le vice de la seconde vienne intoxiquer, par le truchement d’un néfaste « risque systémique », la vertu de la première.[6] Comme si le confinement du jeu marchand (« casino finance ») devenait l’antidote idoine contre l’empoisonnement d’un système bancaire dont l’art financier serait « au service de l’économie réelle ». Pour cela, rajoute-t-on, il faut que la vertu des régulateurs en charge de la surveillance des banques soit garantie par le fait qu’il s’agisse de fonctionnaires sans « conflits d’intérêts », c’est-à-dire, n’ayant pas été corrompus au contact de l’argent de la « mauvaise finance ».

Plus haut encore dans la hiérarchie financière, aux confins d’une finance dite « globalisée », on retrouve aisément le nouveau visage du vieux phantasme d’une intoxication à la fois sémitique et asiatique de la valeur. C’est souvent un visage chinois. La Chine est en effet unanimement présentée comme la Terre Promise de la richesse financière. Une banque d’investissement qui se vaille ferait clairement pitié sans son lot d’« expats » à Shanghai, aptes à tisser des liens prometteurs, à courtiser les autorités locales et à s’imbiber de « diversité culturelle ». Une école de commerce occidentale sans un campus en Chine, c’est comme un jardin sans fleurs. Mais la Chine est simultanément signalée comme la Grande Menace, menace sur « nos économies » dont elle viendrait pomper les sucs vitaux, si ce n’est les empoisonner. Le jeu de métaphores aux relents antisémites est fort, mais bel et bien présent, par exemple, dans l’usage renouvelé de la notion de « vampire » : c’est ainsi que des journalistes critiques l’utiliseront, en France, sans scrupules visibles, pour se référer à une Chine qui « aspire à elle toutes les richesses ».[7] Voilà ainsi une finance chinoise habile et sibylline dans l’art de l’argent, mais étrangère aux règles d’une « création de valeur » loyale et rationnelle, des règles qui permettraient à tout investisseur d’accéder à cette valeur en la mesurant avec des méthodes « universelles », valeur malheureusement confinée dans la trame inaccessible d’un appareil d’ententes politiques, tantôt « communiste », tantôt tout simplement « chinois ». En Europe comme aux États-Unis, c’est bien la Chine qui vient nourrir de manière retentissante la rhétorique géopolitique de l’ennemi, mais toujours, systématiquement, sous fond de « guerre financière ».

Voici donc quelques pistes pour retrouver les traces actuelles de ces « ennemis de la valeur » que Giacomo Todeschini s’efforce d’élucider dans son enquête sur l’imagination de la vertu économique. Qu’en faire ? Il s’agit bien évidemment d’en affranchir la critique de la finance. Et donc de s’affranchir d’une notion de « création de valeur » dont l’inflation ne fait que précipiter le terrain de la confrontation ou l’entente politique vers celui d’une manière essentiellement financière de voir les choses.

[1] Voir notamment : Giacomo Todeschini, 2015, Au pays des sans-nom. Gens de mauvaise vie, personnes suspectes ou ordinaires du Moyen Âge à l’époque moderne, Paris, Éditions Verdier [https://editions-verdier.fr/livre/au-pays-des-sans-nom/] ; Giacomo Todeschini, 2017, Les Marchands et le Temple. La société chrétienne et le cercle vertueux de la richesse du Moyen Âge à l’époque moderne, Paris, Albin Michel [https://www.albin-michel.fr/ouvrages/les-marchands-et-le-temple-9782226324191].

[2] Voir : Fabian Muniesa, 2017, « On the political vernaculars of value creation », Science as Culture, 26(4), 445-454 [https://doi.org/10.1080/09505431.2017.1354847] ; Fabian Muniesa et al., 2017, Capitalization : A Cultural Guide, Paris, Presses des Mines [https://www.pressesdesmines.com/produit/capitalization/].

[3] Ce texte résume les propos tenus dans le cadre de la séance sur « Les modèles économiques de la valeur et leurs langages du Moyen Âge à nos jours » (Giacomo Todeschini et Fabian Muniesa), du séminaire interdisciplinaire d’histoire économique de Lyon (CIHAM-HiSoMA-IAO-LARHRA-Triangle), le 8 novembre 2018 [https://sihe.hypotheses.org/701]. Merci à Diane Delaurens pour son aimable relecture.

[4] Sur cette campagne, voir : La Cimade, 2014, « Valeur ajoutée, le manifeste de La Cimade » [https://blogs.mediapart.fr/la-cimade/blog/201114/valeur-ajoutee-le-manifeste-de-la-cimade] ; 2015, « En France, l’étranger n’est ni un problème ni une menace », [https://www.lacimade.org/en-france-l-etranger-n-est-ni-un-probleme-ni-une-menace/].

[5] Voir : La finance pour tous, 2012, « Préparer sa retraite » [https://www.lafinancepourtous.com/pratique/retraite/preparer-son-depart-a-la-retraite/preparer-sa-retraite/].

[6] Voir : Laurence Scialom, 2012, « La réforme de la structure des banques : un enjeu démocratique majeur » [http://tnova.fr/notes/la-reforme-de-la-structure-des-banques-un-enjeu-democratique-majeur] ; Gaël Giraud, et Laurence Scialom, 2013, « Pour une réforme bancaire plus ambitieuse : vous avez dit Liikanen ? Chiche ! » [http://tnova.fr/etudes/pour-une-reforme-bancaire-plus-ambitieuse-vous-avez-dit-liikanen-chiche].

[7] Philippe Cohen et Luc Richard, 2010, Le Vampire du Milieu. Comment la Chine nous dicte sa loi, Paris, Fayard [https://www.fayard.fr/sciences-humaines/le-vampire-du-milieu-9782842059859].

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